La déboussole comme outil de mesure, Pierre-Marie Drapeau-Martin
texte critique à propos des œuvres de Carolina Zaccaro, au centre d’art contemporain de Meymac, du 28 octobre 2018 au 13 janvier 2019
« Bientôt, tout le monde aura besoin d’un interprète pour
comprendre les mots qui sortent de sa propre bouche. »
Adieu au langage, Jean-Luc Godard
Si changer de pays pour créer peut être déboussolant dans un premier temps, Carolina Zaccaro s’est toujours positionnée dans ces espaces de résidence comme dans un espace de transit et de mouvements perpétuels. Cette croisée des chemins est le lieu même d’élaboration des œuvres. Elle s’y installe, y demeure pour suspendre ces moments où de multiples voies restent ouvertes.
En apparence hétéroclite, l’ensemble des œuvres ici présentées ne cherche pas une cohérence narrative ou stylistique, mais aspire plutôt à révéler les dimensions poétiques et ambiguës d’un pays et de sa langue, en jouant des écarts avec les langues occidentales. Loin du mimétisme et de la profusion de Shanghaï, les œuvres, aussi diverses que précises, tant par les matériaux utilisés que par les univers qu’elles convoquent, sont autant de portes d’entrée sur un territoire et une langue qui ne se laissent pas saisir.
Comme des phares ou des guides face à l’étrange, les œuvres sont présentées dans une légère pénombre et leurs petites dimensions invitent le spectateur à la traverser happé par un son, une lumière de néon ou de projection, ou encore par la brillance d’une photographie. Ces déplacements sont un risque, celui de ne pas comprendre, celui d’être face à un objet, un mot ou une situation qui ne s’explique pas et qui apparaît au premier regard comme une énigme.
L’œuvre Vœu de compréhension du langage révèle la position de l’artiste et pourrait s’appréhender comme une image-manifeste. Elle montre une action, celle d’une main tenant une cigarette fumante dans un parc où, en arrière-plan, apparaissent des figures floues. L’image souligne la distance qui sépare l’artiste des autres. La cigarette, indique la légende, est la première touchée et retournée dans le paquet fraîchement ouvert. Un vœu de compréhension est formulé et censé se réaliser lorsque la cigarette est fumée, soigneusement choisie la dernière. Cette image introductive porte les intentions et les enjeux que l’artiste s’est fixés, avec la légèreté et le sérieux d’une pensée magique : celle de réduire cet écart entre soi et l’étrange, entre soi et les autres, entre soi et le monde. Chaque œuvre devient alors une expérience unique de compréhension, de jeu et d’expérimentation avec le réel, ses signes et ses phénomènes.
Au-delà de ses intentions, la photographie montre ce temps d’espoir, peut-être anxieux peut-être joyeux de ne pas encore savoir, de profiter encore une minute ou deux et d’avoir le luxe de ne jouer encore qu’avec soi-même : jeu avec ses mains, jeu des brillances du doré. Un univers d’enfance semble se réveiller d’un passé lointain et être remis en perspective avec ce monde à découvrir.
C’est à travers une pièce sonore que l’artiste nous fait découvrir cette première tentative d’appropriation de l’espace étranger. Preemptive recording sonne comme un appel de l’extérieur, une percée dans un espace tamisé, propice à un éveil. Le vinyle est mis en regard d’une fenêtre donnant sur la nature. Le son commence avec un orage et une sonnerie qui évoque le téléphone, comme si le spectateur était appelé à décrocher. Le contraste entre la vue de la nature et les bruits mécaniques et urbains invitent à une écoute flottante, où sons et sens se tournent autour constamment.
Preemptive recording s’apparente à l’appropriation d’un espace déroutant. C’est en multipliant et en faisant se chevaucher différentes pistes que l’artiste tente de définir une cartographie de la ville, éminemment subjective, tantôt théorique, tantôt sensible, souvent grinçante. Les sons de la bourse qui rythment la capitale économique de la première puissance économique mondiale, les bruits et les voix d’une ville chaotique et surpeuplée, et les paroles du conférencier, Nick Land, qui évoque la gestion de l’angoisse par la science-fiction et la nécessité d’avoir une carte dans une ville inconnue, forment une équation pour résoudre l’énigme de cette ville.
Lieu à la lisière de la science-fiction, la ville semble répondre à une autre logique, difficilement discernable : les paroles du conférencier sont ainsi tour à tour occultées et révélées par les bruits d’un accident, les performances d’une ville prête à dérailler. Ce son expérimental s’achève sur la dissolution progressive de cette voix dans les bruits urbains, noyant le sens dans un bain de sons. D’autant plus que s’ajoutent à cela les courbes de la bourse transformées en musique, et suggérant ainsi une analogie entre traduire et spéculer sur le sens des mots.
Il y a dans l’œuvre de Carolina Zaccaro une manière récurrente de détourner la parole et les iconographies des spécialistes (géologues, botanistes, philosophes, etc.). En décontextualisant leur désir d’objectivité et d’explication, et en l’associant à d’autres, l’artiste convertit le document originel, utilitaire, en une composante d’un paysage mental et subjectif. Comme une langue étrangère, ces sources sont toujours des objets à traduire.
À l’autre extrémité de la Chine, loin de sa capitale économique, l’artiste a réalisé la vidéo Nœud dans la métropole spirituelle qu’est Chengdu. On retrouve dans cette vidéo une même attention flottante, un jeu entre le son et le sens, un détournement de la parole des spécialistes, à l’occasion de la traduction en chinois par des apprentis psychanalystes d’un texte de Lacan. Chaque semaine, ils se réunissent chez le professeur Huo Datong, premier psychanalyste chinois , qui développe une théorie selon laquelle l’inconscient serait structuré comme un idéogramme chinois.
La psychanalyse semble être l’objet d’intérêt le plus passionnant pour l’artiste tant les enjeux de traduction, de langage, de transfert, d’écoute et de transformation sont au cœur de l’œuvre de Carolina Zaccaro. Comme un patient, l’œuvre réclame aussi son temps pour soulever les ambiguïtés du langage et des postures, traduire sa langue dans la nôtre ; encore une fois une affaire d’interprétation des signes.
Nœud est donc une vidéo surprenante : partant d’un matériau d’apparence austère, réclamant une concentration propre à la transmission d’un savoir, l’artiste ne se focalise pas sur l’enjeu de la traduction mais joue sur la place du regard et du spectateur. Les apprentis sont rassemblés au second plan, dans le flou et derrière les objets posés sur la table au premier plan : un thermos, une boîte de mouchoirs et une petite caméra que les psychanalystes déplacent pour filmer le déroulé de la traduction. Notre attention étant dirigée sur le filmage, le transfert s’opère vite entre le filmeur et le filmé, le spectateur et le réalisateur. Le nœud du titre n’est pas tant celui de la traduction que ce que représente un ensemble de spectateur : un agglomérat d’intersubjectivités dialoguant et négociant entre eux pour trouver le sens d’un texte. La deuxième partie de la vidéo déplace la caméra de l’artiste pour se concentrer sur des détails corporels des penseurs. En s’attardant sur les gestes, les vêtements et les membres, l’artiste montre la légère nervosité et la sensualité des corps qui pensent. Il s’agirait de chercher au plus proche d’eux le point de tension qui constitue leur propre nœud.
La désynchronisation du son et de l’image et le parti pris de ne pas traduire la langue chinoise participe à ce déplacement qui nous fait passer de la pensée au corps, de l’attention sur le sens à la qualité atmosphérique de la salle. Créer et révéler des micro-tensions, n’est-ce pas une manière de défaire ces nœuds ?
Autre nœud : la pièce Agir / Comme / Parce que montre un idéogramme chinois (为) qui a trois significations différentes, qui ne s’avèrent pas équivalentes ni même proches en français. De fait, il peut être utilisé dans différentes combinaisons qui orientent diversement son sens.
Décontextualisé, l’idéogramme prend la forme d’une phrase qui sonne à la fois comme une injonction et une suspension. Devant ce néon regardé comme un objet plastique, le regard oscille entre la lumière et la structure qui la supporte. Cette structure métallique et noire évoque un autel dont se servent les bouddhistes ou les confucianistes pour brûler leurs bougies. Ici la lumière n’a rien d’éphémère et m’évoque l’effet d’une prière, des sensations portant les paradoxes de la croyance : une suspension agissante, une compréhension de ce qui nous échappe, un laisser-aller dans le contrôle, une fixité qui invite à se mouvoir, une austérité qui émeut, etc.
À la fois vive et sourde, polysémique et paradoxale, anesthésiante et affectante, immobile et agissante, Agir / Comme / Parce que embrasse une polysémie pour nous faire ressentir des mouvements contradictoires, avec un minimum de moyens.
L’ensemble de ces œuvres sont animées par une même approche face à l’altérité : entre appropriation et respect de l’autre et de sa culture, entre enquête et retrait, entre implication et observation. Traduire est la seule manière de comprendre ce qui nous échappe, de le faire notre. C’est aussi dénaturer un certain sens, parfois le dégrader, parfois l’augmenter. Ici c’est toujours le suspendre, le tordre, le travailler comme une matière plastique pour nous en restituer sa polysémie, sa sensualité et sa musique dans le jeu que constitue cette équivalence impossible.
La déboussole comme outil de mesure, Pierre-Marie Drapeau-Martin
texte critique à propos des œuvres de Carolina Zaccaro, au centre d’art contemporain de Meymac, du 28 octobre 2018 au 13 janvier 2019
« Bientôt, tout le monde aura besoin d’un interprète pour
comprendre les mots qui sortent de sa propre bouche. »
Adieu au langage, Jean-Luc Godard
Si changer de pays pour créer peut être déboussolant dans un premier temps, Carolina Zaccaro s’est toujours positionnée dans ces espaces de résidence comme dans un espace de transit et de mouvements perpétuels. Cette croisée des chemins est le lieu même d’élaboration des œuvres. Elle s’y installe, y demeure pour suspendre ces moments où de multiples voies restent ouvertes.
En apparence hétéroclite, l’ensemble des œuvres ici présentées ne cherche pas une cohérence narrative ou stylistique, mais aspire plutôt à révéler les dimensions poétiques et ambiguës d’un pays et de sa langue, en jouant des écarts avec les langues occidentales. Loin du mimétisme et de la profusion de Shanghaï, les œuvres, aussi diverses que précises, tant par les matériaux utilisés que par les univers qu’elles convoquent, sont autant de portes d’entrée sur un territoire et une langue qui ne se laissent pas saisir.
Comme des phares ou des guides face à l’étrange, les œuvres sont présentées dans une légère pénombre et leurs petites dimensions invitent le spectateur à la traverser happé par un son, une lumière de néon ou de projection, ou encore par la brillance d’une photographie. Ces déplacements sont un risque, celui de ne pas comprendre, celui d’être face à un objet, un mot ou une situation qui ne s’explique pas et qui apparaît au premier regard comme une énigme.
L’œuvre Vœu de compréhension du langage révèle la position de l’artiste et pourrait s’appréhender comme une image-manifeste. Elle montre une action, celle d’une main tenant une cigarette fumante dans un parc où, en arrière-plan, apparaissent des figures floues. L’image souligne la distance qui sépare l’artiste des autres. La cigarette, indique la légende, est la première touchée et retournée dans le paquet fraîchement ouvert. Un vœu de compréhension est formulé et censé se réaliser lorsque la cigarette est fumée, soigneusement choisie la dernière. Cette image introductive porte les intentions et les enjeux que l’artiste s’est fixés, avec la légèreté et le sérieux d’une pensée magique : celle de réduire cet écart entre soi et l’étrange, entre soi et les autres, entre soi et le monde. Chaque œuvre devient alors une expérience unique de compréhension, de jeu et d’expérimentation avec le réel, ses signes et ses phénomènes.
Au-delà de ses intentions, la photographie montre ce temps d’espoir, peut-être anxieux peut-être joyeux de ne pas encore savoir, de profiter encore une minute ou deux et d’avoir le luxe de ne jouer encore qu’avec soi-même : jeu avec ses mains, jeu des brillances du doré. Un univers d’enfance semble se réveiller d’un passé lointain et être remis en perspective avec ce monde à découvrir.
C’est à travers une pièce sonore que l’artiste nous fait découvrir cette première tentative d’appropriation de l’espace étranger. Preemptive recording sonne comme un appel de l’extérieur, une percée dans un espace tamisé, propice à un éveil. Le vinyle est mis en regard d’une fenêtre donnant sur la nature. Le son commence avec un orage et une sonnerie qui évoque le téléphone, comme si le spectateur était appelé à décrocher. Le contraste entre la vue de la nature et les bruits mécaniques et urbains invitent à une écoute flottante, où sons et sens se tournent autour constamment.
Preemptive recording s’apparente à l’appropriation d’un espace déroutant. C’est en multipliant et en faisant se chevaucher différentes pistes que l’artiste tente de définir une cartographie de la ville, éminemment subjective, tantôt théorique, tantôt sensible, souvent grinçante. Les sons de la bourse qui rythment la capitale économique de la première puissance économique mondiale, les bruits et les voix d’une ville chaotique et surpeuplée, et les paroles du conférencier, Nick Land, qui évoque la gestion de l’angoisse par la science-fiction et la nécessité d’avoir une carte dans une ville inconnue, forment une équation pour résoudre l’énigme de cette ville.
Lieu à la lisière de la science-fiction, la ville semble répondre à une autre logique, difficilement discernable : les paroles du conférencier sont ainsi tour à tour occultées et révélées par les bruits d’un accident, les performances d’une ville prête à dérailler. Ce son expérimental s’achève sur la dissolution progressive de cette voix dans les bruits urbains, noyant le sens dans un bain de sons. D’autant plus que s’ajoutent à cela les courbes de la bourse transformées en musique, et suggérant ainsi une analogie entre traduire et spéculer sur le sens des mots.
Il y a dans l’œuvre de Carolina Zaccaro une manière récurrente de détourner la parole et les iconographies des spécialistes (géologues, botanistes, philosophes, etc.). En décontextualisant leur désir d’objectivité et d’explication, et en l’associant à d’autres, l’artiste convertit le document originel, utilitaire, en une composante d’un paysage mental et subjectif. Comme une langue étrangère, ces sources sont toujours des objets à traduire.
À l’autre extrémité de la Chine, loin de sa capitale économique, l’artiste a réalisé la vidéo Nœud dans la métropole spirituelle qu’est Chengdu. On retrouve dans cette vidéo une même attention flottante, un jeu entre le son et le sens, un détournement de la parole des spécialistes, à l’occasion de la traduction en chinois par des apprentis psychanalystes d’un texte de Lacan. Chaque semaine, ils se réunissent chez le professeur Huo Datong, premier psychanalyste chinois , qui développe une théorie selon laquelle l’inconscient serait structuré comme un idéogramme chinois.
La psychanalyse semble être l’objet d’intérêt le plus passionnant pour l’artiste tant les enjeux de traduction, de langage, de transfert, d’écoute et de transformation sont au cœur de l’œuvre de Carolina Zaccaro. Comme un patient, l’œuvre réclame aussi son temps pour soulever les ambiguïtés du langage et des postures, traduire sa langue dans la nôtre ; encore une fois une affaire d’interprétation des signes.
Nœud est donc une vidéo surprenante : partant d’un matériau d’apparence austère, réclamant une concentration propre à la transmission d’un savoir, l’artiste ne se focalise pas sur l’enjeu de la traduction mais joue sur la place du regard et du spectateur. Les apprentis sont rassemblés au second plan, dans le flou et derrière les objets posés sur la table au premier plan : un thermos, une boîte de mouchoirs et une petite caméra que les psychanalystes déplacent pour filmer le déroulé de la traduction. Notre attention étant dirigée sur le filmage, le transfert s’opère vite entre le filmeur et le filmé, le spectateur et le réalisateur. Le nœud du titre n’est pas tant celui de la traduction que ce que représente un ensemble de spectateur : un agglomérat d’intersubjectivités dialoguant et négociant entre eux pour trouver le sens d’un texte. La deuxième partie de la vidéo déplace la caméra de l’artiste pour se concentrer sur des détails corporels des penseurs. En s’attardant sur les gestes, les vêtements et les membres, l’artiste montre la légère nervosité et la sensualité des corps qui pensent. Il s’agirait de chercher au plus proche d’eux le point de tension qui constitue leur propre nœud.
La désynchronisation du son et de l’image et le parti pris de ne pas traduire la langue chinoise participe à ce déplacement qui nous fait passer de la pensée au corps, de l’attention sur le sens à la qualité atmosphérique de la salle. Créer et révéler des micro-tensions, n’est-ce pas une manière de défaire ces nœuds ?
Autre nœud : la pièce Agir / Comme / Parce que montre un idéogramme chinois (为) qui a trois significations différentes, qui ne s’avèrent pas équivalentes ni même proches en français. De fait, il peut être utilisé dans différentes combinaisons qui orientent diversement son sens.
Décontextualisé, l’idéogramme prend la forme d’une phrase qui sonne à la fois comme une injonction et une suspension. Devant ce néon regardé comme un objet plastique, le regard oscille entre la lumière et la structure qui la supporte. Cette structure métallique et noire évoque un autel dont se servent les bouddhistes ou les confucianistes pour brûler leurs bougies. Ici la lumière n’a rien d’éphémère et m’évoque l’effet d’une prière, des sensations portant les paradoxes de la croyance : une suspension agissante, une compréhension de ce qui nous échappe, un laisser-aller dans le contrôle, une fixité qui invite à se mouvoir, une austérité qui émeut, etc.
À la fois vive et sourde, polysémique et paradoxale, anesthésiante et affectante, immobile et agissante, Agir / Comme / Parce que embrasse une polysémie pour nous faire ressentir des mouvements contradictoires, avec un minimum de moyens.
L’ensemble de ces œuvres sont animées par une même approche face à l’altérité : entre appropriation et respect de l’autre et de sa culture, entre enquête et retrait, entre implication et observation. Traduire est la seule manière de comprendre ce qui nous échappe, de le faire notre. C’est aussi dénaturer un certain sens, parfois le dégrader, parfois l’augmenter. Ici c’est toujours le suspendre, le tordre, le travailler comme une matière plastique pour nous en restituer sa polysémie, sa sensualité et sa musique dans le jeu que constitue cette équivalence impossible.